Christophe Sidamon-Pesson (1975-2014)

Christophe passe une partie de son enfance au cœur de Paris où, très jeune pianiste, il se fait remarquer par sa grande sensibilité artistique. Alors qu’il n’est encore qu’un enfant, à la faveur d’un été, il découvre les Alpes et cette vallée du Queyras, si éblouissante à ses yeux, « un royaume préservé » écrira-t-il plus tard, et qui va devenir, sinon le théâtre de l’essentiel de sa vie, cet espace de nature hors du commun dont la découverte va développer chez lui une inspiration artistique originale, nourrie d’émotions toujours plus profondes et de réflexions sur le monde.

Les nombreuses images primées au fil du temps par les jurys internationaux témoignent de son talent. Au milieu de centaines de photographes naturalistes français et étrangers, l’auteur a patiemment ouvert un chemin qui le place en tête des plus remarqués de son époque par son approche artistique.

Sa quête insatiable d’une nature originelle, qu’à l’instar de son ami Bernard Boisson il qualifiait d’espace primordial, l’amène aussi à voyager. Il aimait se ressourcer régulièrement dans les grands espaces du nord scandinave. Longtemps il avait rêvé de s’immerger dans ces immensités sauvages de l’Europe dont quelques photographes de renom portaient déjà le témoignage. Ainsi, a-t-il appris à jouer avec les lumières et l’humeur changeante de la taïga, à se perdre, là-bas, loin de tout repaire sociétal, à la rencontre d’une démesure planétaire, du mystère du monde. De lui- même sans doute ? C’était comme si les petits joyaux de nature dont il avait le secret de la découverte, rares, glanés ici ou là, dans le Queyras, dans les bois oubliés de la Nièvre ou les tourbières du Jura, se déroulaient à perte de vue, dans un temps qui ne se comptait plus. Il en est revenu chaque fois plus inspiré que jamais, plus nostalgique aussi. En novembre 2014, de retour d’une de ces expéditions sous les aurores boréales, et poussé par un vent de tempête, de ceux « qui agitent les êtres et les esprits » avait-il déjà écrit, il est parti dans l’ultime voyage, laissant une œuvre artistique inachevée remarquable et précieuse.

Par ces temps où l’image fabriquée, en flux permanent, se déverse dans le quotidien de nos vies, puissant facteur d’un conditionnement nous emportant dans la consommation outrancière, érigeant le toujours plus et le paraître en normes sociétales ; par ces temps d’une frénésie moderne, où tant d’esprits se laissent happer par la vague qui pousse toujours plus de monde à entrer, en toute circonstance, dans la compétition et la performance totale, et jusqu’à prendre le risque de tomber, un jour venu, dans cette souffrance intérieure aigüe, cette brûlure dévorante qui s’empare du corps lorsque l’être profond se rebelle, crie l’inadéquation de son existence du moment avec ses aspirations plus douces, humanistes et légitimes, réfugiées aux confins de lui-même ; par ces temps donc, le besoin absolu de nature exprimé par l’auteur, celui qui voulait « goûter l’air qu’ont respiré les bêtes sauvages », nous interpelle.

Le poète est lucide. Il partage ses regards pour éveiller le nôtre. En s’interrogeant sur l’objet de ses clichés, sur le sens même de son art photographique et sa portée, il discerne toujours plus clairement ce que le sociologue Nicolas Guéguen, par les multiples expériences qu’il a conduites, nous livre avec succès. Ce que le poète conteur, éducateur et berger Louis Espinassous nous écrit dans Besoin de nature. La dimension primordiale de la nature nous est nécessaire, tant pour notre santé physique que psychique.

Les fragments des écrits de Christophe mis bout à bout dessinent le fil de son parcours, tout en nous laissant, à chaque ligne blanche, l’impression d’un enchaînement sans cesse interrompu, de la mise en suspension d’une pensée qui laisserait place à la nôtre. N’est-ce pas ce qu’il a souhaité faire avec ses écrits comme avec beaucoup de ses photographies, par touches successives, nous offrir un regard neuf? Déclencher une vision sur nous-mêmes par delà l’écran de nos habitudes pour s’assurer du sens donné à nos existences, et à chacun de nos actes, de la paix restaurée avec nos aspirations profondes oubliées, pour combler «les fossés dont notre société s’est entourée » et qui nous séparent du reste du vivant ?

Comme dans son dernier ouvrage Tichodrome, follet de l’à- pic, les écrits et les photographies de l’auteur forment un tout indissociable. C’est un hymne à la beauté absolue, à la nécessité impérieuse de redonner toute leur place à la vie et au mystère du monde.

Aussi fort s’est-il attaché à la vision d’Albert Camus pour qui, « au fond de toute beauté gît quelque-chose d’inhumain », aussi fort s’est-il insurgé avec rudesse contre les comportements irresponsables et dévastateurs poussant « un avenir en perdition ». Ainsi l’œuvre qu’il nous livre apparaît comme le fruit d’un effort sans limite pour nourrir son espoir dans les capacités de l’humain à se fondre à nouveau dans cette harmonie du monde dont le mystère dépasse l’être, autant qu’il le tient vivant. Alors, on observe chez lui combien « la contemplation précède la révolte » dans une alternance récurrente servant le moteur de son inspiration.

À l’heure où les rafales d’images numériques emplissent aussi promptement les poubelles que les emballages inutiles, les écrits et les photographies de l’auteur sont autant de regards qui contribuent à ce que l’image de nature, loin de nous blaser, conserve la pertinence d’un art toujours en évolution et dont l’expression ravive nos facultés mentales, notre soif de découverte et de connaissance sensibles, inspirant notre élan vital et la poésie de nos existences.

Loin de tout romantisme qu’on pourrait être tenté de lui prêter, l’œuvre de Christophe Sidamon-Pesson s’inscrit dans une actualité de renouveau pertinent et précieux. Elle participe à l’émergence Du bon usage de la nature exploré par Catherine et Raphaël Larrère, cette forme de contreculture naissante, postmoderne, cette recherche d’un équilibre subtil entre humanisme et profond respect de la Terre, indispensable à notre existence autant qu’à notre épanouissement dans notre relation à la nature.

Michel Blanchet