Le préambule

Cela fait maintenant un an que je passe toutes mes nuits dehors. Enfin, disant cela, j’entends hors de cette boîte que nous appelons coutumièrement “maison”.

Je ne compte plus les années durant lesquelles j’ai parcouru la nature pour la photographier, avec entre autre espoir celui de mettre en valeur la vigueur de ses traits ancestraux, de faire sentir à mes frères humains combien il était devenu nécessaire d’aborder avec davantage de délicatesse l’univers qui s’étend par-delà les fossés dont notre société s’est entourée. Durant tout ce temps, j’ai vu s’amplifier l’asservissement des espaces restés jusqu’alors préservés. Les ambitions forcenées de certains ont fait grossir des réglementations contraignantes pour tout un chacun. La modération a été vilipendée, la nuance mise à distance, et nous avons commencé à nous accoutumer à cette nouvelle vie saturée de limitations et de parcours endigués, jusqu’à ce que nos aberrations se confondent à la normalité, et jusqu’à cantonner le bon sens à la condition de chimère.

Ainsi, éprouvant ce besoin irrépressible de respirer d’autres senteurs que celles de l’espace confiné dans lequel nous nous sommes enfermés, j’ai décidé de dormir dehors, avec les étoiles pour veilleuses, les vents pour berceuses, et quelques flocons échoués sur mes joues, venus raviver de leurs enthousiastes chatouilles mes appétences primordiales.

 

L’esquisse

Dans ce petit village des Alpes qui m’a vu évoluer depuis plus de trente ans, le flot des vacanciers est arrivé pour fêter le jour le plus court de l’année. Les souffles cinglants de l’hiver ont pris possession de la forêt environnante et des pics acérés qui dominent la vallée. Tandis que les hivernants se divertissent, s’amusant à voir folâtrer leurs semblables au travers de leur masque de ski ou derrière les épais vitrages qui les maintiennent à l’abri du froid mordant, hurlent les loups que seuls écoutent quelques chevreuils aux aguets.

Dans les replis de l’immensité qui me fait face, mon esprit se met à dessiner un chemin pour demain. Là-haut, j’irai trouver ce qui s’est esquivé ici-bas. J’irai goûter à l’air qu’ont respiré les bêtes sauvages, à la précarité florissante d’une existence soumise aux lois d’une nature libre et spontanée.

 

23 décembre 2013 – Le premier pas

Comme à l’accoutumée, mon sac est lourdement chargé. Pourtant, je n’ai pas pris les appareils photo habituels, seulement un petit compact, au cas où. Je me pose d’ailleurs encore la question de savoir si j’emporterai de quoi réaliser des images lorsque je remonterai demain, pour entamer véritablement mon aventure. Car pour le moment, il n’est ici question que d’un portage préliminaire.

Mes aspirations ne sont plus tout à fait les mêmes que par le passé. Face à la surenchère constatée alentour, où il est de bon ton de courir après l’obtention d’images tonitruantes, et où, pour ce faire, toutes les méthodes employées sont supposées bien-fondées, sagesse et raison m’apparaissent comme étant ailleurs, quelque part dans la tiédeur de l’abstention.

Bien qu’ayant déjà été rodé par quelques vagabondages, je pars dans le flou, ne sachant ce que cette expérience aura sur moi de conséquences. Les 30kg qui m’écrasent le dos sont pour bonne partie ceux de l’équipement qui me permettra de subsister. Tente d’expédition, duvet -50C°, nourriture, gamelles et réchaud. Un replat trouvé sur une arête rocheuse, bordé de vieux pins sylvestres tordus, et subtilement situé en équilibre entre les cris des hommes et les murmures des hauts versants, servira d’assise à l’étalage de ce matériel autant qu’à mes futures contemplations.

 

24 décembre – L’essor

Ce n’est pas sans quelques raisons que j’ai décidé d’aller me retirer dans la montagne en cette veille de Noël. À l’heure où certains ne pensent qu’à faire bombance, et où d’autres n’ont d’yeux que pour leurs émissions télévisées, m’est apparue salutaire l’idée de rejoindre un monde régit par d’autres flux, d’autres besoins, d’autres enchantements.

Sans doute par trop d’habitudes prises, je décide d’emporter tout de même les appareils photo, et même davantage, car sur place je n’aurai pas de prise de courant pour nourrir cette technologie. En plus de quelques autres affaires que je n’avais pu monter la veille faute de place suffisante, j’embarque donc mon équipement solaire. Ahuri que je suis devant ce sac énorme de 130 litres débordants qui me défie de sa masse, tel un rocher ! Je le déplace non sans peine sur la balance. La flèche pointe les 41kg.

Je mettrai deux bonnes heures à gravir les 300 petits mètres de dénivelée qui me séparent de ma tente. Heureusement, la neige n’est pas encore tombée en abondance, la sente que j’emprunte est dégagée. Me plonger en méditation devient une obligation pour ne pas être obnubilé par les terribles tensions musculaires. Enfin, j’arrive à mon emplacement. Des flocons se mettent à tomber, la nuit s’annonce. Je m’aventure au bout de l’éperon rocheux qui s’avance par-delà mon campement, et vois au loin briller dans les évanescences de l’heure bleue les lueurs incandescentes du village. Des vents égarés de la tempête qui vient de traverser la région râpent la falaise qui s’étend au-dessous de moi. Je ne redescendrai de mon perchoir qu’au matin du 1er janvier.

 

25 décembre – L’éveil

Bien installé au chaud dans mon épais duvet, je savoure le délicieux silence et me laisse hypnotiser par lui. Je devine ce qu’il se passe à l’extérieur. Il neige abondamment, et mon abri, qui était hier une tente, est ce matin devenu igloo. À demi réveillé, je me demande ce qui m’a pris de venir me perdre ici, et où pouvait bien se situer l’intérêt d’une telle démarche. Mais après tout, est-il nécessaire de trouver utilité en chaque action que nous menons ? Sans mouvements l’existence ne serait que néant !

Laissant de côté le petit-déjeuner, je pars explorer les environs proches pour découvrir le paysage métamorphosé par l’épais manteau blanc. La neige est vierge de toute trace de vie animale. Pourtant, j’entends au loin le cri retentissant d’un cassenoix moucheté. Une troupe de bec-croisés des sapins passe au-dessus de moi, et sur le flanc de la crête j’aperçois des points sombres qui m’ont tout l’air d’être des chamois. Des bruits affaiblis me parviennent du fond de la vallée, me rappelant que le confort d’une maison chaude est à portée de mes pas, et que j’ai fait le choix de m’en éloigner.

 

La Terre patrie

Mon territoire est un petit secteur d’à peine un hectare. J’y ai tracé dans la neige des chemins qui se faufilent entre les troncs afin d’accéder aux emplacements d’où je peux assurer plus de liberté à mon regard, et à mes pensées. Je veille à ne pas m’en écarter pour ne pas interrompre ce que la succession des jours laisse au sol de récits. À l’extrémité de l’éperon rocheux se dresse un arbre desséché. Au vu de sa situation, il n’est pas difficile d’imaginer que nombre de rapaces ont posé leurs serres sur ses bras décharnés. À une dizaine de mètres de là, j’ai pris pour habitude de m’asseoir sur un rocher bordant l’à-pic afin de laisser voguer ma vue en direction du village animé, des hauts sommets éventés, des pistes de fond et de leurs skieurs motivés, et des forêts sombres que seul le ciel vient enluminer de son bleu profond et glacé. En-dessous de moi, sur une vire, chemine parfois un chamois. J’observe plus que je ne prends de photos tant j’estime que la paix de ces instants ne doit pas être polluée par une quelconque avidité. Dans la falaise d’à côté, comme pour saluer mes efforts d’autrefois lorsque mon grand désir était de l’approcher, un tichodrome échelette fait rougeoyer ses ailes dans la grisaille du minéral figé.

Je vois les jours se succéder. Je sens les températures osciller. J’entends craquer l’écorce des arbres torturés par l’air frigorifiant de la nuit. Je m’abreuve de la neige que mon réchaud a fait fumer avec les particules végétales qui sont venues s’y noyer. À défaut de pouvoir me laver, j’arrose quotidiennement mon imagination d’arômes ensauvagés.

 

Les songeries

Déjà, je me doute que mon retour ne sera pas des plus plaisants. Ivre de sensations comme on peut l’être en eaux profondes, survient l’idée de rester plus longtemps que prévu, quand bien même j’en viendrais à manquer de denrées. Intérieurement habité par les arbres, les rochers, les vents, les loups invisibles et les neiges constellées de soleils, je pressens, par l’instinct que j’ai acquis ici, la venue prochaine de pas lourds et enragés. La fièvre qui s’est emparée des hommes me conduit à penser que je suis en train de vivre une chose que ni moi ni d’autres ne pourront bientôt plus connaître, tant ces lieux tendent à se raréfier, et tant ceux qui sont encore à notre portée ne cessent d’être domestiqués.

Dans un sommeil de mon voyage hivernal, j’ai rencontré un enfant qui s’amusait des souffrances infligées à un chien. En le questionnant sur les raisons de son attitude, il me dit qu’il n’avait rien ni personne à aimer.

Bien des esprits se sont laissés gangrener par l’oubli des sentiments premiers. Pour l’âme du contemplatif épris de naturalité, défenseur d’une forme vitale et indomptable de liberté, il y a péril à aimer ce que demain il ne lui sera vraisemblablement plus possible de côtoyer du fait de l’étendue des mœurs dévoyées.

Aussi profondément qu’iront se plonger nos regards dans l’intimité des espaces demeurés secrets, il nous faudra veiller à réfréner notre soif de démesure afin qu’elle n’altère pas le précieux équilibre qui dans nos rêves et dans nos yeux fait miroiter la beauté.

À l’écart du brouhaha de la vallée, là-haut, sur l’éperon rocheux, la confrérie des vieux arbres tordus tend ses ramures fantasques aux errances du rêveur venu ici se ressourcer.